Voilà maintenant une dizaine d’années que je travaille dans la fonction RH, et il m’est déjà arrivé de nombreuses mésaventures, ou plutôt, il est arrivé à des personnes que je côtoie du fait de mes fonctions des événements tragiques relativement nombreux. On pourrait croire que je suis un véritable chat noir, mais lorsque j’en parle à mes camarades praticiens de la fonction RH, je ne suis pas la seule à être confrontée à ces sujets.
Du candidat qui disparaît pendant plusieurs mois avant de rappeler le recruteur en l’informant qu’il était dans le comas, aux divorces de salariés, des décès de proches aux tentatives de suicides, des anorexies aux burn out… Dans Ressources Humaines, il y a « Humaines », nous sommes évidemment en contact permanent avec un grand nombre de personnes et, de fait, confrontés à de multiples « accidents de la vie ». C’est à la fois ce qui fait la valeur et la difficulté de notre fonction. Tous ceux qui ne veulent pas y avoir affaire devraient se tourner vers d’autres métiers: les chiffres, les produits, les lois et les lignes de code ont moins d’états d’âme.
Petite anecdote, pour revenir sur mon côté chat noir, un jour qu’un chasseur de têtes me contactait pour un poste et que je demandais ce qui était à l’origine de départ de la personne précédente, il m’a répondu, non sans gêne: « eh bien, il est décédé… ». De quoi jeter un froid!
Les « accidents de la vie »
Une vie de travail, c’est long. Nous sommes en grande majorité amenés à travailler au moins quarante bonnes années de notre vie. En quarante ans, il peut s’en passer des choses, et tous ou presque sommes un jour confrontés au décès d’un proche par exemple. Des difficultés d’ordre personnel, des dépressions, des divorces… la vie n’est bien sûr pas un long fleuve tranquille. Si, pendant longtemps, on considérait que les problèmes personnels devaient rester à l’extérieur de l’entreprise, la tendance moderne, plus humaine, plus réaliste, est désormais de prendre en compte les contextes personnels et les difficultés de chacun. En France, nous avons la chance d’avoir une législation relativement compréhensive, avec par exemple des congés pour événements familiaux ou la possibilité d’assister un enfant gravement malade (voir entre autres les articles L3142-1, L3142-2, L1225-61, L1225-65-1 et L11225-65-2 du Code du Travail). Certaines conventions collectives vont même au-delà de la législation, merci à elles.
En outre, certaines entreprises mettent en place des actions généreuses et « altruistes » pour leurs salariés. L’exemple le plus connu est Google, qui, en cas de décès d’un de ses salariés, reverse à sa famille une pension pendant 10 ans (les détails ici). Certaines grandes entreprises s’offrent le luxe d’embaucher un psychologue à plein temps pour assister les salariés qui le souhaitent, et d’autres proposent des systèmes tels que les tickets psy. Evidemment, d’aucuns diront qu’il ne s’agit pas d’altruisme mais de marketing, que ces actions permettent de faire une publicité positive, et donc de tout à la fois redorer l’image d’une entreprise tant en attirant de possibles candidats, ce qui n’est pas faux… mais j’objecterai que ces entreprises auraient aussi pu installer une salle de sport dans leurs locaux, l’effet aurait était le même sur l’image et le recrutement, avec en plus un plan de communication plus… réjouissant. Remercions donc plutôt les entreprises à l’origine de ces initiatives très humaines.
Il est évident que toutes les entreprises ne sont pas Google, mais toutes peuvent agir à leur échelle. Les services RH, en particulier dans les petites structures, mais aussi et surtout les managers de proximité se doivent d’être attentifs à leurs collaborateurs, d’être à leur écoute. Dans ces situations difficiles, chacun aura une réaction différente mais tous auront besoin d’être compris et de trouver en face d’eux une personne empathique, si ce n’est compatissante, et compréhensive. Ces personnes (managers ou RH) ne doivent pas hésiter à faire quelques aménagements dans un emploi du temps d’un salarié, à accepter quelques absences de dernières minutes, des journées raccourcies, du télé travail… ou toute action prouvant à la fois que la personne a véritablement de la valeur pour l’équipe et qu’elle est considérée comme un être humain, et non comme une ressource interchangeable et corvéable à merci. L’écoute et la compréhension sont les deux piliers de l’humanité en entreprise.
Les événements difficiles liés au travail
Malheureusement, de nombreux événements difficiles sont à imputer au monde professionnel lui-même: stress, harcèlements, burn out, dépressions, voire hélas tentatives de suicide, autant de sujets qui font régulièrement la une de la presse spécialisée mais aussi grand public.
Ces différentes menaces, regroupées sous l’appellation des Risques Psychosociaux (RPS), ont été niés par l’entreprise pendant des décennies. Le monde professionnel était alors empreint de virilité, de vieux clichés qui voulaient qu’on se montre fort, si ce n’est insensible, et qui avait établi que toute marque d’émotivité ne pouvait qu’être qu’une faiblesse. Combien de personnes cette vision du monde a-t-elle broyées? Il ne sera jamais possible de le savoir. Mais fort heureusement, la prise de conscience est désormais quasi générale. Les instances telle que la Médecine du Travail, l’INRS ou l’Inspection du Travail en ont fait une de leurs priorités et sensibilisent régulièrement les entreprises. Les CHSCT ont pris en partie cette responsabilité, et ce thème est très largement évoqué notamment lors des formations obligatoires des membres. La base est donc posée.
Néanmoins, nous sommes encore loin d’un traitement véritablement efficace et généralisé de ces RPS. Entre les entreprises qui sur-stressent volontairement leurs salariés, parce que voyez-vous, « c’est dans notre culture » (dans certains cabinets de conseil par exemple), celles qui sélectionnent leurs meilleurs employés au temps passé à travailler d’arrache pied et qui incitent les salariés à sacrifier soirées et week-ends, celles qui cultivent des compétitions effrénées et malsaines entre les collaborateurs, celles qui traitent les êtres humains comme des pions et les déplacent à l’envi d’un service à l’autre, quand ce n’est pas d’une ville à l’autre, celles qui pratiquent le harcèlement généralisé, etc. Les exemples et les dérives sont légion. En théorie, les garde-fous existent et sont nombreux: Médecine du Travail, IRP (CE, Délégués du Personnel, CHSCT), managers, services RH… Dans les faits, de nombreuses sociétés de taille modeste ne sont pas pourvues de toutes ces instances, des sociétés multi sites rendent le dialogue avec les managers ou les RH souvent très compliqué, et parfois la loi du silence prime et ceux qui devraient protéger les salariés deviennent des complices. Hélas…
Cependant, ces derniers temps, de nombreux signes positifs pour une amélioration universelle du climat psychosocial ont point: on a par exemple beaucoup parlé de Goldman Sachs qui a limité la journée de travail de ses stagiaires à 17 heures (sic). De grandes sociétés, comme BNP Paribas, Capgemini ou Carrefour ont mis en place des politiques de gestion des emails: impossible d’en envoyer entre le vendredi soir et le lundi matin. Des chartes se multiplient, concernant l’équilibre vie privée vie professionnelle, le non travail le soir et le week-end, etc. On parle d’un droit à la déconnexion, on incite fortement au télétravail, les lois sur le harcèlement sont désormais affichées dans toutes les entreprises et nombreux sont ceux qui planchent sur des outils de détection des RPS, à travers des grilles d’auto évaluation et des observations (pour le plus grand bonheur des cabinets d’audit et de conseil spécialisés). On va donc dans le bon sens, fort heureusement.
En outre, dans un marché du travail où certains profils sont pénuriques (certains développeurs informatiques, ou des consultants par exemple), les entreprises rivalisent d’ingéniosité pour améliorer la Qualité de Vie au Travail (QVT). Babyfoot, animaux de compagnie acceptés au bureau, snacks et café gratuits, fruits à disposition, salles de sieste et de repos, cours de yoga… Le credo de ces sociétés: un salarié heureux et détendu est un salarié performant. De nombreuses études le prouvent, chiffre à l’appui, et des initiatives comme Great Place To Work encouragent cette tendance. Pourvu que ça dure!
Ma vision des choses
Puisque nous sommes sur mon blog, je me permets de donner ma modeste vision de cette problématique. Comme je l’évoquais en introduction, comme toute praticienne RH, j’ai été déjà confrontée à plusieurs situations difficiles. Les salariés viennent souvent spontanément me parler de leurs problèmes, professionnels le plus souvent mais aussi, parfois, plus personnels. Je prends cela pour une marque de confiance, et je m’efforce d’être à la hauteur. Cela veut dire, bien sûr et en premier lieu, être attentive, disponible et respectueuse, puis veiller rigoureusement à la confidentialité de ce type d’information, mais aussi pouvoir apporter une réponse adaptée ou une aide et un accompagnement.
Ainsi, chez Itelios, ma société, nous mettons beaucoup l’accent sur la QVT. Comme beaucoup d’entreprises, nous avons investi dans ce que j’appelle la « cosmétique », les actions visibles et qui font parler de nous: le babyfoot, la console de jeux, la salle de sieste, les fruits frais deux fois par semaine, etc. Si cela contribue à une bonne ambiance et à une certaine douceur de vivre, ce ne sont que des révélateurs d’une tendance bien plus profonde. Par exemple, nous sommes extrêmement attentifs aux horaires de travail de nos « Galopins » (le petit nom affectueux de nos collaborateurs), et je fais la chasse à ces récalcitrants qui s’obstinent à travailler tard le soir et le week-end! Les heures de récupérations sont de rigueur. Mais surtout, nous nous attachons à maintenir une grande proximité avec les collaborateurs. Mon mot d’ordre: être à leur disposition en permanence. Il est symptomatique de souligner que les membres de la direction ne disposent pas d’un bureau fermé et fixe: ils travaillent dans le même espace que les autres Galopins et sont nomades. Cela encourage chacun à venir se confier en cas de besoin… et fait tache d’huile. Personne (du moins je l’espère) n’hésite à venir parler, avec moi ou un autre membre de la direction. En cas de besoin, télé travail, aménagement d’emplois du temps et surtout respect de chaque situation particulière est de mise.
En outre, je mets bien sûr ma petite touche personnelle :). J’ai aménagé une bibliothèque avec quelques livres judicieusement choisis (quelques livres sur le stress de Patrick Légeron, d’autres sur la gestion du temps, sur des formes novatrices et humaines de management, etc.) et je rate jamais une occasion d’en parler lorsque cela me semble opportun. Si certains s’étonnent lorsque j’évoque ce type de sujet, j’ai rapidement constaté que les ouvrages, en libre service, avait tendance à disparaître dès que j’ai le dos tourné et à retourner à leur place quelques jours plus tard. Le simple fait d’afficher ce type de préoccupation montre clairement à nos salariés que ces sujets nous tiennent à cœur, mais il faut encourager chacun à s’y intéresser… et à appliquer les bonnes recettes ou leurs interprétations personnelles.
Et on n’oublie pas les RH… population à risque!
Ces derniers temps, j’ai remarqué un regain d’intérêt pour le sujet des RPS spécifiques à la fonction RH (une étude a été menée dernièrement, j’y ai répondu et j’en attends les résultats avec impatience). En effet, non seulement notre fonction est exigente (
nombre de thématiques à traiter grandissant, sujets délicats, comme certaines négociations avec les IRP, voire plans de licenciement, fortes attentes de la direction et des salariés, mauvaise réputation de la fonction, etc.) mais en plus les praticiens sont confrontés à des salariés qui peuvent également être impactés par les sujets évoqués précédemment, et l’empathie des praticiens peut être dangereuse pour eux-mêmes. En fin de compte, certains RH peuvent être considérés comme des
« aidants »: on appelle ainsi les personnes en charge par exemple d’un membre de leur famille malade ou handicapé (le conjoint d’un malade d’Alzeimer, les parents d’un enfant autiste, etc.). La problématique de soutien des aidants, qui se retrouvent souvent bien seuls tant physiquement (isolés) que psychologiquement, est depuis peu abordée par les autorités publiques et de santé. Certains auteurs évoquent la possibilité de considérer les praticiens RH comme des aidants. Extrême? Peut-être pas toujours.
Quoi qu’il en soit, je pense (mais attends les chiffres) que les RH sont plus soumis aux RPS que bon nombre de fonctions du tertiaire. A titre personnel, je connais beaucoup de praticiens de la fonction qui sont fortement impactés psychologiquement par leur travail et qui aurait besoin d’un accompagnement ou d’un espace de parole pour partager leurs expériences complexes. J’ai moi-même vécu des événements délicats et ai été soulagée de pouvoir m’en ouvrir à des personnes compétentes. Il ne faut donc pas négliger le soin à apporter aux praticiens de la fonction. A bon entendeur…